La notion de « choc des civilisations », popularisée par Huntington, continue à servir de repère, qu'ils y adhèrent ou la réfutent, aux spécialistes des relations internationales.
Huntington découpait le monde en huit civilisations : occidentale, orthodoxe, latino-américaine, africaine, islamique, hindoue, chinoise et japonaise. Chacune, affirmait-il, possède une nature irréductible à celle des autres civilisations, si bien que, après le siècle des nations (le XIXe) et le siècle des idéologies (le XXe), le XXIe siècle se caractérisera par leur confrontation.
Huntington, qui condamnera la guerre en Irak, n'était pas un faucon. Se rattachant à la tradition isolationniste américaine, il pensait que la mission des Etats-Unis était de se défendre, eux et leur modèle. Sa théorie, négligeant le facteur national ou les conflits à l'intérieur d'une même culture, comportait des contradictions : comment expliquer le génocide rwandais ou la rivalité Iran-Irak en termes de choc des civilisations ?
Il reste que, depuis le 11 Septembre, l'expression est restée. Le journaliste Christian Chesnot - il fut otage en Irak, en 2004, avec notre confrère Georges Malbrunot - et Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l'Orient, publient ainsi un volume au titre révélateur : Orient-Occident, le choc?(1). Analysant les conflits du Moyen-Orient, les auteurs soulignent la responsabilité des Américains dans une situation qui ressemble à une impasse. Puisque «choc» il y a, il s'agit toutefois de le conjurer. Chesnot et Sfeir proposent à cet égard de faire pénétrer dans l'aire arabo-musulmane le concept de citoyenneté laïque, afin de déjouer «l'amalgame entre l'aspect spirituel et l'aspect temporel de l'islam». «Vaste programme», conclut l'ouvrage...
Spécialiste de l'islam, professeur à Sciences-Po, Gilles Kepel dénonce de son côté le face-à-face de la «guerre contre le Mal» (discours américain) et de l'«exaltation du martyre» (discours djihadiste). La pax americana étant une chimère, il appartient à l'Europe, selon le sous-titre du livre, de «relever le défi de civilisation»(2). L'auteur, tout à sa conception d'un Vieux Continent ouvert à l'intégration des immigrés, au multiculturalisme et à la laïcité, voit dans le rapprochement économique du Moyen-Orient avec l'Europe le moyen de faire émerger une classe d'entrepreneurs qui enracineront la démocratie chez eux. Faire régner la prospérité, à l'en croire, permettrait d'éradiquer le terrorisme islamiste.
Aymeric Chauprade ne partage pas cette conviction. Directeur du cours de géopolitique du Collège interarmées de défense (l'ex-Ecole de guerre), professeur invité à l'université de Neuchâtel, en Suisse, et au Collège royal de l'enseignement militaire supérieur du royaume du Maroc, ce spécialiste déplore que l'université française se polarise sur les clivages économiques et sociaux, en jugeant irrecevables les déterminations géopolitiques, nationales et religieuses.
Disciple de François Thual, avec qui il a signé un Dictionnaire de géopolitique (Ellipses, 1999), auteur de Géopolitique (Ellipses, 2001), une somme dont il prépare la quatrième édition, Chauprade - comme Huntington - a lu Braudel et sa Grammaire des civilisations. Pour lui, même si les grands hommes et les courants d'idées jouent leur rôle, la marche du monde ne peut être comprise sans tenir compte des permanences géographiques, économiques, sociales, mentales et religieuses. «La civilisation, explique-t-il, c'est la très longue durée de l'histoire. C'est tout ce qui a résisté quand tout semble avoir changé : le rapport de l'individu au groupe, la place de la femme dans la société, l'articulation de la raison et du spirituel.»
Il fait paraître aujourd'hui une Chronique du choc des civilisations(3). Un titre décomplexé, même si l'auteur se différencie de Huntington. Islam versus Occident, islam versus islam, Amérique versus Russie, Amérique versus Chine, Japon versus Chine : l'album, illustré de cartes et de graphiques, analyse les principales fractures de la planète. Un regard alarmiste ? «Ce n'est pas parce qu'il y a choc des civilisations qu'on est voué à la guerre, observe Aymeric Chauprade. Je ne fais pas de la provocation, et d'ailleurs je tiens le même propos quand j'enseigne au Maroc. Nous sommes dans un monde multipolaire: il faut travailler à l'équilibre des forces. Mais l'angélisme rend aveugle.»
C'est une perspective analogue que développe Hervé Coutau-Bégarie, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études et directeur du cours de stratégie au Collège interarmées de défense, dans un essai tiré d'une étude réalisée en vue de la refonte du livre blanc sur la défense (4). Crise économique et financière, envolée des flux migratoires, problèmes de l'environnement (eau, pétrole), facteurs idéologiques et religieux : «Nous sommes à la veille de bouleversements gigantesques», avertit l'auteur.
Entre optimisme et pessimisme, changements voulus ou redoutés, c'est toujours un souffle de 1788 qui passe. A quand 1789 ?
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Dieu et la science
Y a-t-il un grand architecte dans l'Univers? Non, répond le célèbre astrophysicien Stephen Hawking dans un livre événement (Odile Jacob) dont Le Figaro Magazine publie des extraits en exclusivité. Une théorie très contestée. Scientifiques, philosophes et croyants lui répondent.
Ce retour sur le devant de la scène d'une interrogation métaphysique remontant au XVIIe siècle peut paraître surprenant. Au-delà d'élever le débat face à nos tracasseries quotidiennes, la fin des soldes ou le casting de la saison 2 de «Masterchef» (TF1), la question s'inscrit dans une tendance qui se fait jour dans la communauté scientifique.
Stephen Hawking a aujourd'hui une double conviction. Les chercheurs doivent non seulement répondre à la question «Comment l'Univers évolue?» mais aussi à celle-ci: «Pourquoi il y a un Univers?» Il n'est pas le seul à penser ainsi.
Le pacte qui voulait que les sciences répondent au «comment», laissant les religions régler le problème du «pourquoi», n'aurait plus de raison d'être tant la recherche se frotte aujourd'hui à l'essence même de notre monde. La frontière longtemps respectée est en train de céder en laissant sur le bas-côté les philosophes. Dès le deuxième paragraphe de son introduction, Stephen Hawking leur règle leur compte: «La philosophie est morte, faute d'avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en particulier de la physique»... « Donc ... Ça c'est fait ! » diraient des ados. Mais le célèbre astrophysicien britannique qui occupe à Cambridge la chaire historique d'Isaac Newton n'en reste pas là. «C'est à la question ultime de la vie, de l'Univers et de Tout, à laquelle nous essaierons de répondre dans cet ouvrage», résume-t-il. On se doutait qu'Hawking n'avait pas pris la plume pour expliciter l'art difficile de trier son linge avant lavage, mais l'entreprise est pour le moins ambitieuse.
Lors de sa parution dans sa version anglaise (The Grand Design), l'ouvrage a provoqué une levée de boucliers impressionnante. Archevêques anglicans et grand rabbin, évêque catholique ou imam, mais aussi athées intègres lui sont tombés dessus à propos raccourcis. « La physique ne peut pas répondre à elle seule à la question "Pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien"», reprochent certains au cosmologiste cloué par une maladie dégénérative dans un fauteuil roulant depuis ses années universitaires. «Le discours métaphysique vers lequel glisse Hawking n'est pas sérieusement étayé», critiquent d'autres.
Ses collègues astrophysiciens ne l'épargnent pas non plus. Selon eux, Hawking n'apporte pas de choses nouvelles par rapport à l'un des plus grands succès de la littérature scientifique, Une brève histoire du temps, ouvrage de vulgarisation qu'il a publié en 1989. Voire, il se contredit.
Il n'empêche, en donnant une réponse intellectuellement séduisante à la création du monde, le livre de Stephen Hawking trouve une résonance toute particulière sur cette éternelle question qui oppose Dieu et les sciences. Selon lui, l'Univers - ou plutôt les Univers - n'ont pas besoin de créateur puisque les lois de la gravitation et celles de la physique quantique fournissent un modèle d'Univers qui se créent eux-mêmes. Cette théorie, appelée M-Théorie, présente tout de même un défaut majeur : elle reste à prouver, ce que reconnaît Stephen Hawking. Autre nuance: elle n'est pas la seule théorie aujourd'hui défendue par les cosmologistes sérieux.
Dans son Discours sur l'origine de l'Univers (Flammarion), le physicien Etienne Klein rappelle que, à bien les examiner, «les perspectives que nous offre la cosmologie contemporaine sont plus vertigineuses que ce que nous avons imaginé». Il raconte aussi cette anecdote selon laquelle le pape Jean-Paul II, en recevant Stephen Hawking au Vatican, lui aurait déclaré: “ Nous sommes bien d'accord, monsieur l'astrophysicien. Ce qu'il y a après le big bang c'est pour vous, et ce qu'il y a avant, c'est pour nous “. C'était sans doute oublier que la curiosité des hommes est sans limite. Dieu n'est dorénavant plus tabou chez les scientifiques, qu'il s'agisse de l'effacer des possibles ou de prouver son existence. Jean Staune est un grand défenseur de ce débat. Ce catholique, professeur et directeur de la collection «Science et religion» des Presses de la Renaissance, a le sens du slogan et affirme que «Dieu revient très fort!» Loin de tuer l'idée d'un dieu, les sciences modernes et les questions qu'elles soulèvent se confrontent de plus en plus à l'hypothèse d'un grand créateur, affirme-t-il. S'il n'adhère pas aux conclusions de Stephen Hawking, il respecte la démarche du savant.
Les frères Bogdanov, auteurs du best-seller Le Visage de Dieu, surfent aussi sur cette thématique. Le titre de leur ouvrage, inspiré d'un mot de l'astrophysicien George Smoot (prix Nobel) lorsqu'il découvrit les premières images du fond de l'Univers, est explicite. Ces croyants affirment déceler, dans le rayonnement cosmique et le réglage fin de l'Univers, l'existence d'un créateur. Pour son second volet, cette théorie est en partie empruntée à l'astrophysicien américain Trinh Xuan Thuan. Bouddhiste, il défend l'idée d'un principe créateur se manifestant dans les lois physiques de la nature. Cette vision panthéiste est proche de celle de Spinoza ou d'Einstein. «Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains», écrivait ce dernier en avril 1929 au rabbin Herbert Goldstein de New York.
Dans les propos, nous voilà bien loin des principes du père du déterminisme scientifique, Laplace. Celui-ci répondit à Napoléon, qui l'interrogeait sur la question de Dieu et de l'Univers : “ Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse “. S'interdisant de s'interdire, des scientifiques du XXIe siècle lui répondent aujourd'hui : une hypothèse plutôt que rien. Stephen Hawking en fait partie.
Article de Jean Sevilla né le 14/09/1952 à Paris, écrivain, et journaliste français, auteur de biographies et d'essais historiques.
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